L'Ennui

Quand j’étais petite, je me souviens m’être ennuyée très régulièrement, entre deux jeux, deux activités et d’avoir passé de longs moments sur les marches de mes grands-parents donnant sur le jardin, la tête entre les mains en grommelant  un « je ne sais pas quoi faire… » à répétition. La réponse triviale de mon grand-père à cet état de fait étant généralement toujours la même : « Prends un marteau et tape-toi sur les doigts, ça t’occupera »… La vieille génération était joueuse. Néanmoins, malgré l’alléchante proposition que je décidais systématiquement de ne pas suivre, je finissais toujours par trouver une idée de jeu qui finalement engloutissait le reste de mon après-midi. Le vide momentané ne se prolongeait jamais et une idée finissait par surgir.

En observant ma fille de 11 ans il y a quelques jours, je me suis rendue compte que sa génération ne s’ennuyait plus. Chaque fois qu’un appel d’air se fait dans sa journée, au lieu de se poser pour réfléchir à la suite des événements, elle attrape un écran – téléphone, console ou tablette, peu importe – et elle se met en mode passif jusqu’au soir si personne, son père ou moi, en l’occurrence, en bons parents responsables que nous tentons d’être, ne l’arrête pour  l’exhorter d’aller vivre sa vie non-virtuelle dans le mon réel. Je pense que figurativement, en terme d’activité, les écrans ne sont pas loin du marteau sur les doigts de mon grand-père en version abrutissement du cerveau, plus agréable en terme de douleur, en tout cas à court terme.

J’aimerais pouvoir dire que le phénomène ne concerne que les adolescents et qu’il se tempère à l’âge adulte, néanmoins je vois bien autour de moi la façon dont les gens gèrent leur temps, pestant de ne jamais en avoir assez pour faire ce dont ils ont envie mais dépensant sans compter le précieux en scrollant pendant des heures. Je ne suis pas exempte de ce plaisir coupable en la matière mais j’ai la chance, que je goûte chaque jour car elle m’a au moins permis d’échapper à cette addiction, d’être d’une génération qui a grandi sans les écrans en dehors de celui de la télévision.

Contrairement à ce que mon dernier propos laisse à penser, je ne suis pas du tout contre les écrans qui font parties de nos vies, nous rendent les plus grands services, nous donnant accès à toutes les informations dont nous pouvons avoir besoin et à des divertissements forts agréables. Comme pour l’agriculture, je suis juste en faveur d’une utilisation raisonnée de ceux-ci. Si nous sommes fatigués en fin de journée, une bonne séance de Mario Kart ou de Candy Crush ou encore un scrollage en règle sur les réseaux sociaux ne nuira à personne, pas plus qu’un week-end de “binge-série” . De même, l’idée de bannir les enfants des écrans avant un certain âge me semble peu réaliste voire injuste s’ils voient leurs parents eux-mêmes sur des écrans à longueur de journée. Si les écrans ne jouent pas le rôle de baby-sitter pour que les parents aient la paix et que leur utilisation est limitée pour que l’enfant passe plus de temps à jouer pour développer son imaginaire et à s’ennuyer pour stimuler sa créativité, ils sont une source de divertissement et d’apprentissage comme une autre.

Pour en revenir à nos moutons qui bêlent aux corneilles, l’ennui, s’il n’est pas agréable sur le moment, cet instant de plongée dans le vide abyssal de nos vies avant l’ouverture du parachute, est nécessaire à l’éclosion de la chose nouvelle – l’ouverture donc dudit parachute qui donne accès à une vue imprenable et une perspective plus large sur notre environnement -, celle à laquelle nous n’avions pas pensé avant ou encore, celle née de notre fertile imagination. L’ennui n’est pas une petite mort, un temps d’arrêt punitif, mais une respiration de vie, celle qui appelle au grand air, au rêve, au génie de l’imaginaire, de la création. D’ailleurs, même quand nous respirons, il existe une microscopique pause entre l’expiration et l’inspiration, et inversement, elle est infime mais tangible si on y prête attention. A cet égard, j’aime beaucoup les méditations de Davidji qui conclue toujours les siennes par « Meet me in the gap », ce qui signifie « Retrouvez-moi dans cet intervalle entre deux respirations », ce moment suspendu du “pas encore”.
Que ce serait-il passé, à votre avis, si Thomas Edison, au lieu de se consacrer à sa réflexion pour inventer l’ampoule à incandescence, avait passé ses journées à scroller sur Facebook… Nous continuerions tous à nous éclairer à la bougie, aussi pleine d’absurdité que cette hypothèse soit, bien évidemment.

Il y a quelques temps, j’ai entendu quelqu’un dire, lors d’une interview, que les idées n’appartenaient à personne et qu’elles étaient juste proposées aux gens par l’Univers qui avaient besoin que certaines soient mises en œuvre pour la bonne marche de l’orchestration cosmique. Si l’idée qui vous est proposée ne vous plaît pas ou que vous n’agissez pas dessus, l’Univers la propose à quelqu’un d’autre qui sera à même de la mettre en action. Ca nous est d’ailleurs tous arrivé au moins une fois d’avoir une idée d’invention ou de projet sur laquelle il nous était peu possible d’agir au moment où elle nous traversait et de la voir quelques mois ou années plus tard exécutée par quelqu’un d’autre.
J’aime beaucoup cette idée, justement, que nous avons tous, via notre imagination, accès à ce grand creuset d’idées, des plus petites aux plus extravagantes, dans lequel nous pouvons puiser sans fin quand nous les souhaitons, ou simplement les laisser voleter jusqu’à nous par l’intermédiaire d’une sollicitation de l’Univers.
Mais pour cela, nous devons faire de la place dans nos vies, des temps calmes comme à l’école maternelle, ces moments entre deux activités, ces moments d’ennui, pour que l’Univers puisse y intervenir et nous susurrer à l’oreille tous les nouveaux plaisirs qu’il a en stock pour nous.

N’avez-vous pas remarqué que de nouvelles idées nous apparaissent souvent quand nous prenons notre douche ou juste avant de nous endormir ? Ce moment tranquille où notre esprit n’est pas inondé de pensées inutiles et bruyantes et notre cerveau accaparé par des images et informations qui défilent sur un écran et l’hypnotisent, paralysant toute activité. Ce sont ce genre de moments que nous devons réapprendre à créer et à développer dans nos vies.